Daisy, oh ma Daisy !
Jean-Philippe Mogenet
Quatre personnages interviendront: Monsieur, la cinquantaine imposante; l’Invité, la trentaine insouciante; le Vendeur de Souvenirs; la Prostituée. La pièce durera entre une heure et quart et une heure et demie, sans entracte.
Dans la mise en scène de Claude Schmitz, mars 1998.
(L’Invité et Monsieur tous deux assis de part et d’autre d’une longue table. Sable, barbelés, haut-parleurs «camp de concentration »; vieux livres, vieux phono. Mannequin féminin -Louisa- que Monsieur caressera de temps à autre. L’Invité est un peu étonné, une liasse de billets de banque en main. Monsieur impassible. Long silence.)
L’Invité: Je peux… (faisant le geste d’ôter son manteau. Pas de réponse. Il se lève, le dépose sur le dossier de sa chaise, se rassied.) Je suis là… pourquoi? (Pas de réponse. Il montre les billets.) Et ça c’est… (se demandant si c’est pour lui, oui ou non, les prend et les redépose sur la table.) Et bien, puisque vous n’avez rien à me dire, (se levant) je m’en vais. (Interrompu par un coup de feu, en l’air, de Monsieur, l’Invité se rassied immédiatement.) Ah bon? (silence) Si je peux vous être utile…Je fais tout, moi, dans une maison. Plomberie, électricité, tout. Ah je m’y connais comme si c’était mon métier. On vous l’a dit, peut-être? Je suppose que c’est pour ça que vous m’avez fait venir? (Silence. Il saisit la liasse.) C’est pour un … gros travail? (Silence. Il dépose à nouveau les billets.) Ah non! Cette fois j’ai compris! Tout cet argent… Non, dites, je ne suis plus d’accord. Je voulais dire la plomberie de la maison, pas votre petite tuyauterie intime. Là, je ne m’y entends pas du tout. Il y a des spécialistes pour ça, vous vous trompez d’adresse. Et si vous permettez, il faut que j’y aille, j’ai d’autres tuyaux à redresser. Si vous avez un problème, n’hésitez pas à m’appeler, 345220. Mon nom est…
Monsieur: Aucune importance! Appelez moi« Monsieur».
L’Invité: Comme vous voudrez. Je vous souhaite le bonsoir, « Monsieur».
Monsieur: Vous ne bougez pas de là.
L’Invité: Dites donc vous, je ne sais pas pour qui vous vous prenez, mais…
Monsieur (très menaçant, avec son pistolet): Vous ne bougez pas de là!
L’Invité (se rasseyant d’un coup): Tout compte fait, je resterais bien un petit peu. Je me plais bien, là, en votre compagnie. Vous n’auriez pas un petit quelque chose à boire, une bonne bière, je ne sais pas… pour passer le temps… Combien de temps, d’ailleurs? Une semaine, un mois, un an?
Monsieur: Une heure.
L’Invité: Une heure?
Monsieur: Une heure environ. Ensuite, je vous paierai.
L’Invité: Ah bon? Et je vais devoir faire…?
Monsieur: Rien. Probablement rien, hélas. Comme tous les autres qui vous ont précédé, vous n’aurez sans doute rien à faire. Bavarder un peu, peut-être. Pendant une heure. Puis vous prendrez cet argent, et vous pourrez partir. A moins que d’ici là…
L’Invité: D’ici là quoi?
Monsieur: D’ici là rien du tout, je le crains. Mais sait-on jamais? Tant de prophètes l’ont annoncée…
L’Invité: …ont annoncé qui?
Monsieur: Tant de prophètes ont annoncé Daisy.
L’Invité: Daisy? Daisy qui? Ah oui, Daisy, bien sûr. Vous y croyez, vous, à cette histoire?
Monsieur: Vous n’avez pas peur de Daisy?
L’Invité: Peur de Daisy? Moi? Evidemment que non, puisqu’elle ne viendra jamais.
Monsieur: Qu’en savez-vous?
L’Invité: Je … suppose qu’elle ne viendra pas.
Monsieur: Et si elle venait, dites-moi, quel serait votre programme?
L’Invité: Mon programme? Quel programme?
Monsieur: Et bien justement, je vous le demande. Imaginez que Daisy soit là, tout près de nous submerger. Elle arrive, dans un instant elle sera sur nous. Qu’est-ce que vous faites? N’avez-vous pas pensé à quelque projet, quelque plan qu’il vous plairait d’exécuter, pour cette fatale éventualité?
L’Invité: Je casserais tout. Enfin. Enfin pouvoir tout casser, et plus personne pour m’en empêcher, enfin, puisque Daisy arrive.
Monsieur: Faudra-t-il que vous l’ayez aimé, ce joli monde, pour déchaîner sur lui tant d’agressivité…
L’Invité: Les enfants qui allument un grand feu de joie à la fin de l’école l’ont-ils détestée tant que ça? Et leurs professeurs, qu’ils imaginent volontiers au milieu de cette joyeuse flambée, étaient-ils nécessairement pour eux des adversaires farouches, des ennemis à éliminer? Les décors brillants, les costumes somptueux qu’on brûle avec passion, à la fin d’un gigantesque carnaval, on les avait rêvés pourtant, pendant toute une année. Le monde est comme un grand carnaval, avec ses excès, ses exclus, ses morts et ses tristesses. Si sa fin était annoncée, je prendrais part avec plaisir à son anéantissement.
Monsieur: Je vous ai demandé quel serait votre programme. Ce que vous me décrivez là n’a rien d’un programme.
L’Invité: Mon programme serait de tout casser. Et je ne serais pas tout seul. Parce que moi et mes copains, figurez-vous qu’on s’est déjà posé cette question. Et on était tous d’accord. Si ça devait arriver, si c’était annoncé, et bien on casserait tout, voilà. (Monsieur tire un coup en l’air.)
Monsieur: Ce mammifère supérieur s’est exprimé. Bravo. Il faut qu’il s’abreuve, à présent. Louisa, voulez-vous servir, s’il-vous-plaît? (Il manipule le mannequin de façon à lui faire servir à boire, donc il le fait lui même.) Merci, ma bonne Louisa.
L’Invité: «Merci ma bonne Louisa ». Efficace, dites donc, votre Louisa. Vous êtes un comique, vous. Ah, j’ai de la chance ce soir, je suis tombé sur un comique. Merci de m’avoir invité, c’est fort aimable de votre part. Dites, c’est profond, ici? C’est combien, en profondeur? (Pas de réponse.) Ca ne vous ennuie pas d’habiter ici, plus bas que tout le monde?
Monsieur: Plus haut, vous vous trompez.
L’Invité: Ah? Il m’avait semblé… l’ascenseur…
Monsieur: Illusion. Vous êtes ici plus haut, mon vieux. Savourez cet instant unique. Jamais plus vous n’aurez l’occasion d’exister aussi haut.
L’Invité: Sauf si je décidais de me mettre à 1’alpinisme. D’escalader l’Himalaya! Alors je serais forcément plus haut que vous.
Monsieur: Aucune chance, mon pauvre ami. Pas la moindre. Ce n’est pas de ce genre d’altitude qu’il s’agit.
L’Invité: Ah, je pensais bien. Donc l’ascenseur, j’avais raison. Il descendait.
Monsieur: Peut-être. Il descendait peut-être. Il arrive fréquemment qu’un ascenseur descende. Il descendait peut-être. Mais ce n’est pas une question importante. Vous allez pouvoir me donner des nouvelles de la société.
L’Invité: Des nouvelles… de la société?
Monsieur: Du reste du monde, si vous voulez. De vos semblables, de leurs travaux, de leurs travers, de leurs amours. De leurs pénibles travaux, de leurs nombreux travers, de leurs vaines amours. De tout ce qu’il me plaît de n’avoir pas à partager.
L’Invité: Vous passez toute votre vie en ce lieu, vous n’allez jamais faire un petit tour?
Monsieur: Jamais. Ma fidèle Louisa s’occupe du ravitaillement. Il faut bien quelque combustible pour actionner cet encombrant support charnel. Elle veille aussi à l’évacuation des déchets. Et quant aux nouvelles, vous êtes là pour m’en instruire, monsieur l’Invité.
L’Invité: Ca alors, dites donc, c’est nouveau. Et qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte? Il y a de la guerre ici ou là. Mais ça vous le savez déjà, sans doute. Je ne sais plus très bien où… En tout cas, c’est horrible tous ces corps pleins de sang. Surtout sur un écran à haute définition. On voit beaucoup mieux le sang sur ce genre d’écran, vous ne trouvez pas? Moi, je suis très satisfait du mien.
Monsieur: Ensuite?
L’Invité: Il y a eu quelques incidents pendant la campagne électorale. Il semble qu’un produit toxique ait été déversé dans les cuves où l’on prépare la colle qui sert à placarder les affiches. Une étrange maladie s’est alors déclarée chez tous les ouvriers préposés à 1’encollage des panneaux; au bout de quelques jours, des pustules envahissent toute la surface de leur corps, et des fièvres se déclarent. Bien que la même colle soit utilisée par l’ensemble des forces politiques en présence, l’hypothèse d’un acte criminel n’a pas été écartée. Il se pourrait en effet que ce soit là l’oeuvre d’un mouvement anarchiste, visant à empêcher le déroulement normal des élections. Mais, entre nous, je crains qu’il faille plus que ça pour les supprimer, et que nous devions une fois encore oublier notre petite excursion dominicale. Il faudra bien sacrifier à la grand-messe électorale, et je ne sais pas vous, mais moi, je suis certain de m’offrir en plus le dépouillement jusqu’à toutes les heures. Il y a des pays où on ne s’encombre pas de tout cela, et ils ont bien de la chance. Qu’est-ce que nous faisons encore par ici, dites-le-moi un peu! Vous ne pensez pas?
Monsieur: Ensuite?
L’Invité: Oh, il n’y a pas que des mauvaises nouvelles. Il y en a aussi de bonnes. Celle-ci, par exemple. La Princesse ne pouvant pas avoir d’enfant, c’est sa belle-mère, la Reine- Mère, qui s’est chargée de lui en confectionner un. Le porte-parole du palais précise qu’il s’agit là d’un simple coup de pipette porté en une enveloppe plus réceptrice… Une Reine-Mère porteuse, quoi. Heureux papa d’un gros garçon, le Prince Royal -le fils de l’enveloppe-s’est écrié: «Qu’il est doux pour un père de voir son fils grandir dans la même maison que lui». Le peuple entier est en émoi, mais moi, vous savez, la politique, ça ne m’intéresse pas beaucoup. Je préfère le sport. Là, j’en connais un bout. Tenez, le week-end passé, par exemple, ouh là là, il faisait très mauvais, et…
Monsieur: Ensuite?
L’Invité: Et bien, j’allais vous le dire. Il faisait très mauvais -c’est une calamité, ce temps- et la piste était détrempée, alors…
Monsieur: Ensuite?
L’Invité: La piste était détrempée, alors…
Monsieur: C’est tout ?
L’Invité: Non ce n’est pas tout, mais c’est vous qui… (Monsieur tire en l’air)
Monsieur: Ce mammifère supérieur s’est exprimé longuement. Bravo, bravo. Il faut qu’il s’abreuve, à présent. Louisa? (Avec le mannequin, il sert à boire.)
L’Invité: Voulez-vous que je parle encore, oui ou non?
Monsieur: Pourquoi faut-il que le certificat d’appartenance au genre humain soit attribué si facilement à tout bipède doté d’un appareil phonatoire? Pourquoi n’impose-t-on pas un examen préliminaire à tous les prétendants à cette belle distinction? Il est vrai qu’avec cette sorte de sévérité, pas un seul sans doute ne répondrait aux critères de sélection. Aucun de ceux que j’ai pu rencontrer jusqu’à présent, du moins. Et pas plus ce tabloïd sur pattes que tous ceux qui l’ont précédé. Prends tout ça et va-t’en, gamin, tu me fatigues. Allez, ouste!
L’Invité: Je peux m’en aller? Déjà? Mais l’heure n’est pas encore écoulée…
Monsieur: Chez ce sujet, les cordes vocales se portent mieux que la trompe d’Eustache. (Articulant, doucement,et sur le point de tirer) Allez-y, mon petit.
(Annonce au haut-parleur):
«Votre attention, s’il-vous-plaît. Ceci est une communication gouvernementale importante! Ceci est une communication gouvernementale importante! On signale la présence rapprochée de Daisy, D, A, I, S, Y, Désiré, Adèle, Isidore, Serge, Yvon. Nous répétons: Daisy a été détectée dans un environnement proche. Il convient que chacun prenne les dispositions adéquates. Présence effective de Daisy annoncée dans soixante minutes environ. Nous répétons: présence effective de Daisy annoncée dans soixante minutes environ. Fin de communication. »
Monsieur: Daisy… attendez un peu, mon garçon.
L’Invité: Daisy.. Daisy…Je me demande quel jeu vous jouez, monsieur. J’ai le sentiment d’être manipulé, et je me demande pourquoi. Bien essayé, le coup de la communication gouvernementale. On bavarde, on évoque la fameuse Daisy, et puis boum, qui voilà, je vous le donne en mille… Non, réellement, cessez ce jeu stupide, et expliquez-moi clairement où vous voulez en venir.
Monsieur: Je ne suis pas responsable du texte que vous venez d’entendre.
L’Invité: Pardon?
Monsieur: Je ne suis pas responsable du texte que vous venez d’entendre. Ceci était une communication gouvernementale.
L’Invité: Ceci était… Daisy! Mais c’est impossible!
Monsieur: Pas plus impossible que l’incroyable combinaison de chiffres que vous espérez chaque semaine, car elle vous rendra riche. Vous avez tiré le gros lot, mon cher ami, félicitations. Nous avons tous tiré le gros lot.
L’Invité: Daisy… Daisy…
Monsieur: Daisy! Changement de programme, mon lapin. Tu restes ici.
L’Invité: Daisy… mais ce n’est pas imaginable…
Monsieur: Il fallait bien qu’elle vienne un jour ou l’autre, c’était prédit!
L’Invité: Un jour ou l’autre d’accord… dans cent ans, dans mille ans! Mais pourquoi aujourd’hui?
Monsieur: Et pourquoi pas? Vous aviez prévu quelque chose? Une réception? Un dîner?
L’Invité: Daisy! Mais c’est la fin de tout!
Monsieur: La fin de tout, c’est cela.
L’Invité: Et c’est tout l’effet que ça vous fait? Ecoutez! Les sirènes! Les sirènes qui hurlent! Daisy…Il faut partir, s’enfuir, le plus loin possible…
Monsieur: A quoi bon? Daisy vous rattraperait, où que vous alliez.
L’Invité: Mais je ne sais pas, moi, au moins essayer… Je suis sûr que tout le monde tente de s’enfuir, là-haut, ou là-bas, je ne sais plus…
Monsieur: Pour une fois vous avez raison: c’est la débandade totale, le ciel entier résonne sous les hurlements et les lamentations. Il leur reste une heure pour apprendre à mourir.
L’Invité: Une heure… à nous aussi.
Monsieur: Une heure à nous aussi. Mais pas pour apprendre à mourir.
L’Invité: Vous compter vous échapper? Je me demande bien comment…
Monsieur: Il nous reste une heure, non pour apprendre à mourir, mais pour apprendre à vivre. Nous allons vivre, mon Invité, comme jamais auparavant. Vous n’étiez qu’une marionnette, et moi un fantôme. Mais écoutez… (il tend l’oreille) Il n’y a plus personne pour actionner les fils qui pendent à vos épaules; à présent, ils courent et ils crient. Tous. Les décideurs et les moutons. Les faibles et les guerriers. Les bien gras et les crève-la-faim. Tous unis dans une même course désespérée. Empêtrés dans leurs robes, les femmes et les avocats tombent dans la boue, et les autres les piétinent. Prises d’assaut par cette vague pleurante, et écrasées sous son poids, les machines volantes refusent de s’élever. Et c’est en vain que l’une ou l’autre y parviendront, car notre amie les aura bien vite rattrapées. Il n’y a rien à tenter contre cette fatalité. Bravo, bravo. Vous ne dites rien?
L’Invité: Que voulez-vous que je dise?
Monsieur: Vous annonciez pourtant un programme bien précis, pour le cas où cette charmante Daisy devait nous accorder ses faveurs. Vous parliez avec un bel enthousiasme de «tout casser»… Et à présent vous restez là, abattu… sans vie. Vous êtes déjà mort, mon vieux. Mais avez-vous jamais été vivant? Et tous les autres, prostrés ou criant, sont tout aussi morts que vous. Ils n’ont d’ailleurs jamais vécu.
L’Invité: Vous non plus. Vous n’étiez qu’un fantôme, vous le dites vous-même.
Monsieur: Et vous un pantin, je l’ai dit aussi. Fantôme ou pantin, j’ai choisi. Comment? Moi? Avec vous tous, gesticuler au gré de quelque thaumaturge médaillé? Au petit théâtre de vos vies, frotter les marches de l’entrée, ou espérer les applaudissements? Non merci! Fantôme ou pantin, j’ai choisi! L’attente a été longue. Mais voici l’heure, enfin, qui donne vie aux images. Un cercueil s’ouvre, et un spectre paraît. Coucou me voici. Ecoutez! Le théâtre est fermé. Le public est parti, le personnel aussi. La scène est à nous, à nous seuls.
L’Invité: Vous êtes complètement fou.
Monsieur: Moi, je peux vivre, enfin. Et vous allez vivre avec moi.
L’Invité: Une heure, même plus…
Monsieur: La seule que vous vivrez réellement, monsieur l’Invité. Plus de fils à vos bras: il faut en profiter. A moins que vous ne préfériez rejoindre la foule hurlante? Allez-y si vous voulez, mais ce serait dommage. Vous n’allez tout de même pas gâcher la seule occasion qui vous soit offerte de ne pas faire comme eux!
L’Invité: De ne pas faire comme eux… toute votre vie de fantôme, vous avez espéré cet instant, pour ne pas faire comme eux…
Monsieur: Leur existence était désespérante. La vôtre aussi. Vous ne devriez pas tant vous tourmenter d’avoir à la quitter bientôt.
L’Invité: Je ne l’ai pas trouvée si désespérante, moi, mon existence…
Monsieur: Vous vouliez tout de même « tout casser » là, tout à l’heure?
L’Invité: Oui, mais c’était tout à l’heure. Et il y avait du carnaval, dans tout cela, je vous l’ai expliqué.
Monsieur: Quoi qu’il en soit, dans une heure, plus rien ne sera. Si vous voulez vous joindre à la masse des déjà morts, libre à vous. Moi, j’ai d’autres projets. Bien plus enthousiasmants. Avez-vous déjà joui?
L’Invité: Ah, je ne mange pas de ce pain-là, je vous l’ai déjà dit. Regardez-moi bien, ça saute aux yeux, il me semble. Débrouillez-vous tout seul.
Monsieur: Ce n’est pas ce que vous croyez. Enfin, pas seulement. Avez-vous déjà joui ?
L’Invité: Euh… Oui, je crois…
Monsieur: Je ne veux pas dire cela. Je veux dire… ce que disent les poètes: goûter l’instant qui passe avec l’ardeur de tous vos sens. Sentir au profond de vous que vous aimez être là. Regretter de ce moment l’absence d’éternité, et que l’horloge continue à tourner. Réaliser que c’est pour vous que tout cela est, et chercher quelqu’un à remercier…
L’Invité: Je vois, je crois, ce que vous voulez dire…
Monsieur: Alors?
L’Invité: Alors je crois que oui, j’ai déjà joui.
Monsieur: Non.
L’Invité: Comment « non »? Vous savez tout mieux que tout le monde, vous! Parce que vous, sans doute, vous avez déjà… «joui », comme vous dites? Ici, dans votre réduit infâme? Dans votre cercueil de fantôme? Un fantôme, ça ne jouit pas, que je sache. Moi, je ne suis pas un spectre. Et je ne me satisfais pas de la lecture des poètes. J’ai senti, déjà, les symptômes que vous dites. Une terre qui fume dans le matin, largement, tout autour de moi, et l’air qui sent bon. Le ciel transparent et, tout en nuages, les bons visages souriants de quelques saints protecteurs aux vieilles barbes effilochées. L’envie que tout cela ne cesse pas, mais les vieux portraits dans le ciel, qui tout doucement s’effacent, et le matin qui s’en va. Puis comme un merci à quelqu’un, oui, vous avez raison, ce sentiment existe, parfois.
Monsieur: Je ne vous crois pas. Je ne crois pas du tout que vous soyez capable de ressentir ces choses. On a dû vous les raconter. Les rares sensations que je veux dire ne sont accessibles qu’à quelques esprits supérieurs, et vous n’en êtes pas
L’Invité: Tandis que vous si, bien entendu.
Monsieur: Bien entendu. Mais j’avoue n’avoir pas recherché jusqu’à présent de si merveilleux instants. Car pour y accéder il m’aurait fallu me mêler à cette société qui m’est odieuse. Je me suis contenté, c’est vrai, de lire les poètes, et ils m’ont laissé entrevoir ces espérances. Mais personne d’autre que moi, désormais, n’est plus en mesure de s’approcher de ces sommets. Enfin jouir m’est possible, puisque je suis seul.
L’Invité: Non, nous sommes deux.
Monsieur: Vous serez surtout mon acolyte, le support de mes élancements. Et mon témoin également.
L’Invité: Votre témoin? Devant qui? Il n’y a plus personne.
Monsieur: Devant moi. Vos regards me diront assez que je touche au but.
L’Invité: Voilà de nouveau que vous me parlez comme à une cible sexuelle.
Monsieur: Vous ne comprendrez donc jamais rien.J’ai besoin de vos regards, je vous dis. Regardez-moi un peu. Mais regardez-moi! Voilà, c’est mieux. Comment me trouvez- vous? Allez-y, répondez-moi franchement, ne déguisez pas votre pensée. Comment me trouvez-vous? N’ayez pas peur, vous ne risquez rien. Comment donc me trouvez-vous? Mais oui, physiquement, tout simplement, ne vous faufilez pas; allez-y, dites-le-moi.
L’Invité: Disons que je vous trouve… Vous voulez dire beau ou pas beau? Je n’en sais rien, je ne m’occupe que de la beauté des femmes, celle des hommes ne m’intéresse pas; et je suis incapable d’en juger.
Monsieur: Menteur! Vous avez parfaitement remarqué que je suis complètement hideux. Je suis laid comme un spalax. (Monsieur, jusqu’à la fin de la scène, va se maquiller, et éventuellement s’habiller de neuf.)
L’Invité: Un… spalax ?
Monsieur: Un spalax est une sorte de taupe, à la laideur caractéristique. Et bien je vis comme un spalax, et je suis laid comme un spalax. Mais c’est très bien ainsi. Jamais je n’aurais voulu en changer. Une simplicité qui m’honore, me direz-vous? Je n’en tire aucun mérite, je suis laid, en partie du moins, par paresse. L’énergie que vous dépensez, vous les beaux, pour tenter d’être plus beaux encore! Ou le plus souvent pour tâcher de conserver, tant bien que mal, votre actuelle beauté. Apre bataille, toujours recommencée, toujours perdue. Guerre absurde, comme toutes les guerres. Je suis bien trop paresseux pour livrer ce genre de combat. Alors je suis laid, voilà. Laid par essence, je vous le concède, mais aussi, un peu, par volonté. Expressément laid. Sur le potager dénudé de leur crâne, les mâles exigent que 1’on cultive des poils. Qu’on les repique, comme des poireaux, puis qu’on y applique quelque purin de canard, vendu au plus haut prix, qui servira d’indispensable engrais. Je suis laid, c’est entendu, mais je ne sens pas mauvais, moi. Lorsque les femmes ne savent plus que faire de la peau qui leur est venue en trop tout autour du visage, certains chirurgiens, paraît-il, d’une traction vigoureuse leur rassemblent cet excédent derrière la nuque, comme on noue une serviette ou un bavoir. Beaucoup d’entre elles, par tous les moyens possibles et imaginables, se remontent les seins jusqu’à se boucher l’horizon, ou qu’on puisse y accrocher sans peine un chapeau ou un parapluie. Je ne fais pas cela.
L’Invité: Là, je peux vous comprendre.
Monsieur: La beauté n’est qu’un piège à mouches. Pourquoi s’attacher à cette chimère qui, une fois passé le temps de la reproduction, perd nécessité et signification? La nature n’a imaginé cet artifice, et tous les transports qui 1’accompagnent, que pour assurer sa propre pérennité. Hors ce subterfuge, les hommes et les femmes se fuient consciencieusement. Vous n’avez pas remarqué?
L’Invité: Promenez-vous un peu, et vous constaterez que vous exagérez.
Monsieur: Vous vous êtes promené toute votre vie, et vous voilà bien moins clairvoyant qu’une pauvre taupe aveugle. Quand le beau piège a fini de fonctionner, Dame Nature, avec sa gratitude coutumière, l’envoie rouiller au fond d’une poubelle. Les hommes sont des clochards, qui fouillent les poubelles de leur jeunesse.
L’Invité: Il n’y a pas de mal à chercher à prolonger son apparence et sa vigueur.
Monsieur: Il n’y a pas de mal, il y a non-sens. Ceux qui ont reçu la laideur en cadeau n’en connaissent pas le prix, et cherchent à toutes forces à s’en débarrasser. Les beaux s’attachent tellement à leur beauté, qu’ils finissent par tout oublier, et sombrent peu à peu dans la stupidité. Les beaux sont stupides et détestés. On les déteste non pour leur sottise, mais pour leur beauté elle-même. Jamais un laid n’a éveillé l’envie ou la haine, aussi talentueux soit-il. On l’écoute, on l’apprécie, on l’aime. Est-ce que vous m’aimez, mon Invité?
L’Invité: Je ne vous déteste pas mais… n’êtes-vous pas occupé à vous faire beau, là, depuis tout un temps?
Monsieur: Et je vous suggère de m’imiter! Croyez-vous qu’en cet instant un seul de nos semblables pense encore à se poudrer le museau? Tous sont terrorisés, et il n’y a plus que cela qui compte. Vous vous doutez que voilà déjà, pour moi, un motif suffisant pour m’écarter de mon principe. Mais il y a autre chose. Il est un moment tout de même où, avec raison, on nous embellit, bien malgré nous. Avez-vous remarqué comme aux morts, souvent, on rend les couleurs de la vie? Et qu’à coups de pinceaux, parfois, on s’en va retrouver une beauté depuis longtemps révolue? Ce n’est pas une mauvaise idée, et tous ceux-là feraient bien d’y consacrer leurs derniers instants. Ils ne font jamais ce qu’il faut au bon moment, que voulez-vous? Des oeuvres de Daisy, nous allons disparaître. N’y aura-t-il pas, tout à l’ heure, quelque dieu à rencontrer? Quelque divinité à séduire? Quelque déesse à embrasser? Ou, plus simplement, un lointain ancêtre ou quelque maître vénéré, qu’il nous plaira de saluer? Nous serons présentables, au moins. Mais avant cela, il faut que notre apparence soit à la hauteur des instants magiques que j’ai prévus. Bientôt, nous pourrons donc passer aux choses sérieuses. En attendant, entraînement! Mains derrière le dos! Allons, mains derrière le dos! Attention, on y va. «Un, deux, trois, ciseaux!». Et bien allez-y, on recommence. «Un, deux, trois, pierre!» Mais allez-y donc, qu’est-ce que vous attendez?
L’Invité: Ah oui, je vois. Un, deux, trois…
L’Invité et Monsieur, ensemble: …papier!
Monsieur: Un, deux, trois…
L’Invité et Monsieur, ensemble: …pierre!
L’Invité: Un, deux, trois..
L’Invité et Monsieur, ensemble : …ciseaux!
Monsieur: Décidément, c’est de la télépathie, mon cher ami. Un, deux, trois… pierre!
L’Invité (en même temps): Papier!
Monsieur: Ah, le premier point est pour vous. Un, deux, trois… ciseaux!
L’Invité (en même temps): Pierre! Le deuxième également, je crois.
Monsieur: Il n’y a pas de mal. Un, deux, trois, ciseaux!
L’Invité (en même temps) : Papier!
Monsieur: Ah, vous voyez, il y en a pour moi aussi. Bravo! Un, deux, trois… vous ne jouez déjà plus ?
L’Invité: Vous savez, je n’ai pas vraiment la tête à ça; bientôt, Daisy…
Monsieur: Nous sommes très probablement seuls au monde à jouer encore, à nous divertir agréablement, et monsieur se lamente. Vous vous plaignez d’abondance, mon cher ami, vous vous êtes trop amusé jusqu’ici. C’est la première fois que je joue à ce jeu. C’est la première fois que je joue tout court, d’ailleurs. Oui, c’est une activité qui peut vous mettre en joie. Vous ne trouvez pas?
L’Invité: Si vous voulez…
Monsieur: Je le pensais bien. Je suis plus doué que vous pour prendre du plaisir. Mais d’un côté, je vous comprends. Ce petit divertissement, à lui seul, ne peut naturellement pas nous mener aux extases que j’ai prévues. C’est une simple mise enjambes. Mais ce n’est pas si mal, moi, je sens que je m’amuse. A vrai dire, je m’amuse surtout à la pensée que tous les autres… (il rit) … et que moi, pendant ce temps… pierre, papier, ciseaux. C’est un moment étonnant, vous ne trouvez pas? Vous entendez? Des cloches? Il n’y a pas que les sirènes, il y a aussi les cloches des églises! Elles sonnent le glas. Je me trompais, tout à l’heure. Ils n’ont pas tous tenté de s’enfuir. Beaucoup se sont réfugiés dans les églises. Les voilà qui renouent avec le succès… Elles étaient désertes depuis un bon bout de temps. Chez nous, les guerres étaient finies, on se croyait à l’abri de tout, on n’écoutait pas les prophètes. Pourquoi donc invoquer le ciel, quand tout va si bien? On ne va tout de même pas se fatiguer à prier en faveur de l’autre moitié de la planète… Et les voilà par milliers qui à nouveau envahissent les temples. Pour préparer l’Eternité? Ou peut-être espèrent-ils un geste du Créateur? Une caresse bienveillante, qui les sauvera de l’anéantissement? Le Créateur a créé, soit. Sans grand effort, une chiquenaude. Assez bruyante tout de même. La Chiquenaude Initiale. Et puis débrouillez-vous tout seuls. Il y a longtemps qu’il s’est retiré du jeu, le Créateur. Et le monde s’est débrouillé sans lui, avec un succès très relatif. A présent, face à Daisy, il va avoir beaucoup de mal, ce monde… Mais ce n’est pas encore notre affaire. Nous disions donc, jouir. Jusqu’ici tout ce que j’en sais, ce sont les livres qui me l’ont appris. Il est temps maintenant de passer dans la réalité.
L’Invité: Grand temps, même. Une demi-heure, tout au plus… et puis… Daisy…
Monsieur: Taisez-vous. Vous n’allez pas recommencer à gémir. Ecoutez plutôt: pour 1’occasion, je nous ai préparé un petit menu.
L’Invité: Un menu? Vous pensez donc à manger, dans un moment pareil? Vous m’attendiez, alors?
Monsieur: Vous ou quelqu’un d’autre, peu importe. Vous êtes là au bon moment, voilà tout. Ce menu est prêt depuis longtemps. Mais puisque Daisy n’arrivait pas… Il ne s’agit pas de manger. Avec notre petit jeu tellement amusant, vous venez déjà d’en consommer les amuse-bouche!
L’Invité: Je n’ai pas trouvé cela si passionnant.
Monsieur: Ce n’était qu’un apéritif, je vous dis. A présent, voici l’entrée. D’emblée, un délice, un chef-d’oeuvre. Nous verrons si vous êtes capable de le goûter.
Monsieur (lisant le «menu»): «Ouverture: 1791, «Le Repos Sublime». Ca ne vous dit rien ?
L’Invité: «Le Repos Sublime»? Drôle de nom pour une entrée. Je l’aurais plutôt réservé pour la fin, juste avant la sieste. 1791? C’est une devinette? Je n’ai jamais été très habile pour déchiffrer les menus. Aidez-moi un peu. Un pays, une ville?
Monsieur: Salzbourg, Autriche.
L’Invité: Mozart ?
Monsieur: Tout juste. Et l’oeuvre?
L’Invité: 1791. Il meurt, si je ne m’abuse. Je ne sais pas, il y a tellement de choses…
Monsieur: Wolfgang Amadeus Mozart, « Messe de Requiem». Son oeuvre ultime. Donc vous connaissez Mozart?
L’Invité: Comme tout le monde. J’avoue que la musique que j’écoute habituellement est plus… rythmée, mais ce Requiem, bien sûr, ça me dit quelque chose.
Monsieur: Ca lui dit quelque chose! Ignorant! Il vous aura fallu me rencontrer pour acquérir enfin une ombre de savoir. J’ose l’espérer, que « ça vous dit quelque chose», puisqu’il s’agit d’une des oeuvres majeures du seul vrai compositeur qui ait jamais existé.
L’Invité: Je l’ai déjà entendue, cette oeuvre.
Monsieur: Entendue peut-être, écoutée sûrement pas. Vous l’avez entendue comme on entend une porte qui grince, une pierre qui roule, des poules qui caquettent. Mais vous ne l’avez jamais écoutée…
L’Invité: Vous êtes insupportable. Qu’en savez-vous, après tout? Vous avez vécu dans ma tête? Vous êtes entré dans mes oreilles? Et vous, l’avez-vous seulement écouté, ce Requiem?
Monsieur: Ni écouté, ni entendu. Je réservais cet instant divin pour une époque moins commune. Tout de suite, par exemple.
L’Invité: Puisque plus personne à présent ne peut plus l’entendre en même temps que vous, comme on entend une porte qui grince, une pierre qui roule, des poules qui caquettent… Puisque vous êtes tout seul, désormais…
Monsieur: Je vois que vous commencez à comprendre. Maintenant taisez-vous, et pour une fois tâchez d’écouter. N’oubliez pas que je vous offre là un privilège unique. (Il met le disque, au « Lacrimosa ». Il l’arrête au bout d’une minute, environ.) Cela suffira, je crois, pour se faire une idée de l’ensemble. Qu’est-ce que vous en dites?
L’Invité: C’est bien beau.
Monsieur (riant): C’est bien beau! C’est bien beau! Mais que voilà un fin jugement! C’est bien beau! Ah que le commentaire est averti! Vous auriez pu faire un musicologue distingué, mon cher ami, vous avez raté votre vocation!
L’Invité: Qu’est-ce-que vous voulez que je vous dise d’autre? C’est pourtant vrai, que c’est bien beau. Moi, j’aime écouter cette musique, parce qu’elle est bien belle…
Monsieur: Si vous possédiez une once de culture, vous pourriez me dire, par exemple, que ce Requiem, écrit en Ré mineur, Koechel 626, fut commandé anonymement à Mozart par le comte Walzegg, désireux de faire passer l’oeuvre pour une composition de lui écrite en la mémoire de sa femme. Et que l’élève de Mozart, François-Xavier Süssmayr, l’acheva après la mort du compositeur. Tout le monde sait cela. Le Sanctus, l’Osanna, le Benedictus, Mozart n’y a pas touché. Ils sont d’ailleurs d’une facture très inférieure aux ébauches du maître. Entre les instruments, trop de quintes parallèles, de changements d’octaves non nécessaires, de basses mal écrites…En ce qui concerne ce Lacrimosa, le manuscrit de Mozart s’arrête après huit mesures. Il l’a écrit -ou dicté-la veille de sa mort, le 4 décembre 1791, à deux heures de l’après-midi. Puis la soeur de Süssmayr, Sophie, a trouvé son frère auprès de Mozart, qui lui expliquait de quelle façon il convenait d’achever ce« Lacrimosa »… Il est mort la nuit suivante, à une heure du matin, le vendredi 5 décembre 1791. Qu’en dites-vous?
L’Invité: Vous êtes savant. Très savant.
Monsieur: Bravo! Là, vous avez vu maintenant comment on parle de musique? Vous n’avez toujours rien à ajouter à votre « C’est bien beau»?
L’Invité: Je croyais avoir tout dit en disant cela. Je veux bien essayer d’en dire plus, mais j’ai besoin d’écouter plus longtemps. Si nous écoutions à nouveau ce Lacrimosa, tout entier, cette fois? Avec ou sans Süssmayr, qu’importe?
Monsieur: L’heure passe et nous n’avons pas que cela à faire. Mais si vous y tenez…
L’Invité: Vous ne voulez pas me traduire le texte? J’ai compris certaines choses, mais…
Monsieur: Si vous voulez: « Lacrimosa dies ilia»… jour de larmes que ce jour-là… «Qua resurget ex favilla judicandus homo reus»… qui verra renaître de sa cendre l’homme, ce coupable, pour être jugé. Ensuite: « Pardonne lui, ô Dieu, doux Seigneur Jésus. Et pour finir: « dona eis requiem», c’est-à-dire…
L’Invité: Donne leur le repos. Allez-y, j’écoute. (Monsieur remet le disque au Lacrimosa.)
L’invité (pendant l’écoute): (Après 4 accords) Ces violons, ils nous donnent comme une danse lente, un peu hésitante… (Après « lacrimosa ») … comme une souffrance qui cherche à danser encore… (Après « resurget ») … puis ces syllabes qui se hissent hors de terre, elles montent… (Après « judicandus ») … vers la lumière, non, vers leur châtiment… à moins que… (Après «Deus ») … à moins que le doux pardon de Dieu…(Après « Pie Jesu ») … Pie Jesu… (Après «Domine ») … des notes humbles et longues comme des bras qui se tendent… qui se tendent… (Après le premier « eis ») …puis les âmes qui retombent et se courbent … (Après le 2e « eis ») … dans un espoir et une tristesse infinis… (silence)
Vous voyez, j’ai bien peu de choses à dire… cette musique est tellement douloureuse, et pourtant elle monte en vous comme une joie… vous avez ressenti cette chaleur?
Monsieur: Bien sûr, bien sûr.
L’Invité: Alors vous êtes comblé. Jouir enfin, quand tous crient et s’enfuient.
Monsieur: Je suis comblé.
L’Invité: Est-il possible que tout cela disparaisse? Alors même Mozart, dans quelques instants aura cessé d’exister? Mozart l’immortel, une légende? Il aura donc été si bref, presqu’inutile?
Monsieur: Personne n’a jamais été utile. Tout finit par disparaître. Avec ou sans Daisy. Le moindre caillou finira pulvérisé, quand notre étoile vieillissante aura enflé jusqu’à chatouiller la planète, avant de mourir à son tour… C’est écrit, et c’est ce qui sera.
L’Invité: Tout est inutile… alors vous avez raison: il nous faut jouir intensément. Nous sommes là pour cela, et tout est là pour nous. Dépêchons-nous. Entre nous, vous auriez bien fait de commencer plus tôt. Moi, je ne vous ai pas attendu pour m’y mettre, et je n’en suis pas fâché. La suite du programme, je vous prie? Pour ma part, un peu de Mozart encore, ce serait très bien. Et puisque cela vous plaît à vous aussi…
Monsieur: Plus de Mozart. Maintenant, mélancolie et sensualité. On n’écoute plus seulement. On bouge et on touche.
L’Invité (lisant le menu): Comme vous voudrez… « Ouverture: 1791, « Le Repos Sublime». Ah non, ça c’est fini. Ensuite:« Seconde entrée: Cadences brisées d’Argentine». On va danser! Le tango, j’imagine. J’adore ça, merci de m’avoir invité.
Monsieur: Non, c’est moi qui vais danser. Vous, vous restez là. Vous me regardez, c’est tout. J’ai besoin de votre regard. Ensuite vous me direz quel plaisir en moi vous avez perçu. Ils crient et s’enfuient et moi je danse…
L’Invité: Je me demande bien avec qui vous allez pouvoir danser.. il n’y a plus personne.
Monsieur: Pas avec vous, rassurez-vous. Ma fidèle Louisa sera ma cavalière d’un soir. Vous, occupez-vous de la musique. Prête, Louisa? (Il saisit le mannequin, l’Invité met la musique. Monsieur danse fort maladroitement.)
L’Invité (riant): Excusez-moi, je ne peux pas m’empêcher de rire… Ah, c’est trop drôle… Quelle grâce! Quelle délicate sensualité… Attention, vous allez tomber… Ce n’est pas le moment de vous faire une entorse, tous les médecins sont partis. Dites donc, on voit que vous avez l’habitude… Quelle prestance! Ah, le dos bien cambré, le port altier du mâle qui surplombe, et ce regard plein de superbe! Quant à la cavalière, elle est charmante et soumise; légère et consentante, elle épouse au plus près les élans de son maître. Et si elle fait mine, parfois, de résister un peu, ce n’est que pour éprouver davantage la vigueur du bras qui la retient… Qu’est-ce qu’elle est belle, votre Louisa… Ah, je suis jaloux… Sa jupe qui s’envole, et vos mains sous ses cuisses… Et moi qui reste là, planté comme un navet, sans pouvoir ne fût-ce qu’effleurer ses cheveux parfumés. Ah, je vais vous tuer, mon ami, puisque j’enrage! Je vais vous tuer, je vous dis!
Monsieur: Taisez-vous donc un peu.
L’Invité (toujours riant): « Mélancolie et Sensualité» disiez-vous? Vous auriez mieux fait d’intituler votre prestation« Clowneries à Toute Extrémité». Rions un peu, pour adoucir nos derniers instants. Oui, pour bien mourir, mourons en riant. Dommage que tout finisse tout à l’heure, vous auriez enfin trouvé un sens à votre vie. « Non madame, vous n’allez pas décéder minée par le cancer, mais bien avant cette pénible échéance un monsieur va vous faire mourir de rire, et sans douleur. Sans trop de douleur, juste un peu dans les côtes. Son nom? Ne cherchez plus, le voici, c’est le clown Morphine. Tarif réduit pour personnes très âgées et/ou asthmatiques. »
Monsieur: Vous allez donc vous taire? Et cesser de rire comme un dauphin hystérique!
L’Invité: Excusez-moi, c’est plus fort que moi. En tout cas, je ne sais pas vous, mais moi, je m’amuse. Grâce à vous, mes derniers instants sont un régal. D’abord Mozart, puis votre fougueux divertissement. Comment vous sentez-vous? Cette jouissance que vous espériez, vous la sentez, là, qui monte en vous?
Monsieur: Je la sens, je la sens.
L’Invité: Ah, c’est visible au premier coup d’oeil. Vous voilà enfin épanoui, ça fait plaisir à voir. Continuez, continuez…
Monsieur: Non, c’est fini.
L’Invité: Mais la musique n’est pas terminée! A moins que ce tango ne vous plaise plus, peut-être? Vous vous en lassez déjà?
Monsieur: Je ne m’en lasse pas, il me plaît beaucoup. C’est pour moi la révélation que j’attendais. Je vis à présent comme jamais je n’ai vécu. Mais le temps passe, et le programme n’est pas terminé. Passez à la rubrique suivante, s’il-vous-plaît.
L’Invité: Bien. Entremets: «Les Souvenirs de la Terre». Les Souvenirs de la Terre? Là j’avoue que je ne comprends pas.
Monsieur: Vous allez comprendre tout de suite. (Il tire en l’air) Je suis immensément riche, vous savez.
L’Invité: Je n’en doute pas, mais quel intérêt, à présent? Daisy est sur nos talons. Vous avez d’ailleurs vécu toute votre vie comme un rat dans son trou, et tout votre argent n’a jamais servi à rien. Ni à vous, ni à personne d’autre, d’ailleurs.
Monsieur: Et bien, il va servir, à présent. Qu’aurais-je pu acquérir, qu’un autre ne possède déjà? Mais ce que je vais acheter ici, aucun autre que moi n’a pu se l’offrir auparavant; le commerce en est nouveau, tout simplement.
Le Vendeur de Souvenirs: Un dernier souvenir de la terre, monsieur? Un dernier petit souvenir? Une dernière image de la planète avant Daisy? Le monde avant l’extermination?
L’Invité: Tiens, d’où sort-il, celui-là?
Monsieur: Vous êtes exact au rendez-vous, mon brave. Oui, je pense que je vais acheter un petit quelque chose. Qu’avez-vous à me proposer?
L’Invité: Je les croyais tous hurlant et fuyant en tous sens. Je constate que celui-ci n’a pas perdu son flegme.
Monsieur: Que voulez-vous, c’est cela, la puissance de l’argent…
Le Vendeur de Souvenirs: J’ai de tous les prix, pour toutes les bourses. Pour commencer, de splendides cartes-vues des monuments célèbres, Tour Eiffel, Pont de Londres, Grande Pyramide, Pont d’Avignon, Atomium…,
L’Invité: Combien pour le Colisée, par exemple?
Le Vendeur de Souvenirs: 2000 dollars.
L’Invité: 2000 dollars? 2000 dollars pour un simple bout de papier? Vous êtes sûr que vous avez toute votre tête? C’est une petite photo que je vous demande, pas les Tournesols de Van Gogh!
Le Vendeur de Souvenirs: Vous savez, c’est une photo de bien belle qualité que je vous propose. Mat ou brillant, au choix, avec ou sans encadrement… et puis surtout…
L’Invité: Et puis surtout?
Le Vendeur de Souvenirs: Et puis surtout, quel que soit l’article que vous me demandez, il est devenu très rare, donc plutôt cher. Impossible pour quiconque, d’ici quelques minutes à peine, de photographier à nouveau le Colisée. Plus de Colisée, ni de photographes. De plus, je demeure à cette heure le seul vendeur: tous les autres sont en fuite. C’est pour vous une chance inestimable que je sois passé par ici, une chance inestimable! Cela se paye, monsieur, que voulez-vous…
L’Invité: Rien du tout! Je ne veux rien du tout! A ce prix-là! D’autant plus que, dans quelques instants, nous ne serons plus là pour les admirer, vos belles photos! Et vous non plus, d’ailleurs! Alors pourquoi tenter encore de les vendre?
Le Vendeur de Souvenirs: Monsieur, n’est-ce pas là un désir bien légitime pour un homme que de souhaiter devenir riche? Moi, je ne l’ai jamais été, bien au contraire. Et voilà que m’est offerte l’occasion de l’être d’un seul coup, de me retrouver peut-être même le plus riche du monde, si mes articles se vendent bien. Croyez-vous que je vais laisser passer 1’occasion de devenir 1’homme le plus riche du monde?
L’Invité: Pendant quelques minutes! Après, pfuit, plus rien…
Le Vendeur de Souvenirs: Quelques minutes peut-être, mais c’est toujours cela. Vous savez, toute une vie, ou quelques minutes, à l’échelle de la nuit des temps que nous allons bientôt rejoindre, c’est dans les deux cas microscopique. Pour moi, un quart d’heure d’opulence vaut bien toute une vie de pauvreté. Mais vous m’excuserez… il faut que je fasse affaire avec votre ami, il m’a convoqué pour cela. Et je crois qu’il commence à s’impatienter. Il serait regrettable que je passe à côté d’un marché intéressant. Nous nous reverrons plus tard, si vous le désirez. (A Monsieur.) Vous me demandiez, monsieur, ce que j’avais à vous proposer? Et bien, outre ces reproductions, assez banales il est vrai, je puis vous fournir également des objets beaucoup plus originaux.
Monsieur: Par exemple ?
Le Vendeur de Souvenirs: Par exemple, cette petite boîte, qui contient un morceau de rayon de soleil en provenance du Sahara occidental. Attention, la boîte est très chaude, mais elle n’est pas trop chère, car jusqu’à présent il n’était pas trop difficile de trouver des rayons de soleil au Sahara. Mais dépêchez-vous, elle risque d’augmenter très vite! J’ai également du soleil de Londres, mais il est nettement plus rare, et son prix s’en ressent, forcément. Par contre, cette bouteille de brume vient de là également, et elle est encore très bon marché.
Monsieur: Combien pour cette boîte de soleil?
Le Vendeur de Souvenirs: Un demi-million de dollars. Moins dix pour cent par quantités, cinq unités minimum. Toujours en provenance du Sahara, mais plus au sud, vous pouvez acquérir ce colis-cadeau très séduisant: il est divisé en trois compartiments, avec des échantillons de soleil, de vent et de mirage.
Monsieur: Combien pour cette boîte ?
Le Vendeur de Souvenirs: Cinq cents milliards de dollars. Vous faites la grimace? Peut-être n’avez-vous pas les moyens? Vous savez, dans quelques minutes, tout cela aura disparu. Plus de soleil, plus de vent, plus de mirages. Tout ce qui est en voie de disparition a beaucoup de valeur. Vous serez le seul et unique propriétaire de produits qui bientôt ne seront plus. Mais à vrai dire, ce qui cause le prix un peu élevé de ce colis-cadeau, c’est la présence du mirage. Alors que le désert en est rempli, aucun n’existe. Sauf le vôtre, bien sûr.
Monsieur: Le prix me convient. C’est la couleur de la boîte qui ne me plaît pas. Vous n’avez pas la même en moins voyant? Avec un emballage-cadeau, s’il-vous-plaît, c’est pour offrir.
L’Invité: C’est pour offrir? A qui donc?
Monsieur: Mais à vous, mon cher ami. Jamais vous n’auriez pu acquérir cela, alors je vous l’offre. Bravo! (Au Vendeur de Souvenirs) Un chèque, cela ira?
Le Vendeur de Souvenirs: J’aurais préféré en liquide… mais je vous fais confiance. (Monsieur remplit le chèque.)
Monsieur: Là, vous êtes content, vous voilà 1’homme le plus riche du monde, à présent. Mais dans un quart d’heure, vous périrez dans des souffrances abominables. Je vous trouve sympathique, j’ai décidé de vous venir en aide. (Monsieur abat le Vendeur de Souvenirs d’un coup de revolver.)
L’Invité: Mais vous l’avez…
Monsieur: Euthanasié. Une décision toujours difficile à prendre, mais j’ai eu ce courage. Il est mort riche, heureux, sans douleur. (Monsieur reprend son chèque dans la poche du Vendeur de Souvenirs, puis le transporte dehors.) Sans doute espérez-vous le même traitement, mon cher ami? Nous verrons cela tout à l’heure. Notre petit menu n’est pas terminé. En attendant comment me trouvez-vous? Oui, comme ceci, avec mon revolver, et lorsque je m’en sers, surtout… je m’en sers bien, non?
L’Invité: Vous êtes très bien, vraiment très bien.
Monsieur: Là, voyez-vous, je sens que je commence à exister vraiment.
L’Invité: Il est temps.
Monsieur: Il était là, vivant, parlant, riche… et me voilà, je décide, j’agis, et tout est bouleversé. Daisy, déesse, princesse, elle est fière à présent, fière. Je suis comme elle, je suis son fils! C’est extraordinaire, non?
L’Invité: Vous êtes extraordinaire.
Monsieur: Elle me disait que j’étais un incapable, et que je ne n’avais qu’à pourrir toute ma vie dans la cave.
L’Invité (intrigué): Elle? Daisy?
Monsieur: Toute ma vie, non. Vous avez vu comme je m’éveille? Et la cravache sur ce dos, parce que je n’aimais rien de ce qu’ils aimaient tous. Ils parlaient si mal, on aurait dit qu’ils aboyaient. Je vous dis que j’ai aimé Mozart, et cette danse, et vous offrir ce morceau de soleil et…
L’Invité: Et tuer ce pauvre homme ?
Monsieur: D’abord faire de lui un riche! L’émotion dans ses yeux quand je l’ai rendu riche. Puis je l’ai tué, bravo, bravo. Vous voyez, c’est moi qui maîtrise. Cette chaleur et ce frisson qui vous prennent en même temps, vous êtes si puissant! Tiens, justement, chaleur et frisson, lisez la suite, s’il-vous-plaît.
L’Invité (en lui-même): Comme un requin, il s’est tenu calme, jusqu’à l’odeur du sang. Et ensuite…
Monsieur: Le menu, s’il-vous-plaît. La suite. Plat consistant? (Arrivée discrète de la Prostituée)
L’Invité: « L’Entremêlé de Chaleur et Frisson». La grippe, peut-être? Ca vous fait jouir, la grippe?
Monsieur: Pas la grippe, l’amour. J’ai lu tous les livres, mais la chair était triste.
L’Invité: Bien entendu, je connais la chanson. Pas question d’imiter l’hypocrite humanité. On s’active, on travaille, on parle, on chipote: simulation. L’esprit tout entier est tendu vers la couche. Jambes mêlées, tricoter des soupirs, voilà ce à quoi l’on songe exclusivement. C’est cela?
Monsieur: Objectif ultime: ce frisson subtil perché au-dessus de toutes les chaleurs. Comme un peu de neige tout en haut d’un volcan. Et pour ce frisson fugitif, que de bouleversements, de déchirements, de larmes, de guerres parfois: un gâchis. A l’écart, à l’écart, je me suis toujours tenu à l’écart de tout cela. Mais à cette heure…
La Prostituée: Si je vous dérange, vous le dites.
Monsieur (troublé): Heu… vous venez… pour quoi? C’est peut-être vous qui…
La Prostituée: Est-ce que j’ai l’air de vendre des cartes postales? Je viens parce qu’on me l’a demandé, tiens! Bien étonnée d’ailleurs d’avoir pu entrer.
L’Invité: Ah bon, pourquoi?
La Prostituée: Parce que c’est tous les soirs la même chose: on téléphone, on veut une fille, à telle heure. Je viens ici, ou une de mes collègues, y’a pas de sonnette, on tambourine à la porte tant qu’on peut… rien à faire, y a personne qui arrive. Alors au bout de dix minutes on s’en va, forcément. Qui c’est qui a bigophoné? (A l’Invité, un peu narquoise…) C’est toi, mon p’tit poulet?
Monsieur: Non, c’est moi.
La Prostituée: Et aujourd’hui, t’as enfin laissé ta porte ouverte… C’est pas con, ça, mon chou. Parce que tu vois, la p’tite demoiselle, elle était fort déçue, toutes les autres fois que t’appelais, puis qu’on ne te voyait pas. Parce que dis donc, c’est joli le p’tit gâteau qu’t’as promis à la p’tite demoiselle. En cas qu’t’es content d’elle bien sûr. T’as pas d’mouron à t’faire 1 de ce côté-là, mon tout beau.Dis, pourquoi tu la laissais glander à la porte les autres fois, la p’tite demoiselle? C’est pas gai, tu sais, de poireauter comme ça dans le froid, la pluie, le noir… Et puis toi, tu restes tout seul alors, mon gros poussin, c’est bête ça!
Monsieur: Le moment n’était pas venu, c’est tout. Daisy n’arrivait pas, et il fallait que Daisy soit là.
La Prostituée: Ah, parce qu’il te faut en plus une Daisy pour s’occuper de toi? T’es pas exigeant, toi, mon poussin. Enfin, si ça te plaît, moi, je ne suis pas fondamentalement opposée. Et où est-ce qu’elle se cache, cette Daisy?
Monsieur: Elle va arriver. Mais je suis étonné que vous ne connaissiez pas Daisy?
La Prostituée: Si, j’ai eu une collègue qui s’appelait Daisy. Mais ça doit pas être elle, ça fait cinq ans qu’elle s’est tirée. Paraîtrait même qu’elle ne travaille plus. Aux dernières nouvelles, elle se serait mariée… drôle d’idée.
Monsieur: Oui mais, je veux dire Daisy, vous savez, celle qui fait peur…
La Prostituée: Ma Daisy, elle fait pas spécialement peur. Je dirais plutôt que c’est l’inverse. Sauf aux femmes des politiciens, ça oui, elle leur faisait peur; en général, c’est par là qu’elle recrutait sa clientèle. Elle a fini par épouser un député, d’ailleurs. Elle a pas eu de chance, que voulez-vous. Mais une Daisy qui fait peur, non, j’en connais pas. Mais ça m’intéresse de la connaître. Entre nous, j’ai toujours aimé les films d’horreur. Un p’tit frisson de temps en temps, moi ça me fait tout chaud, là…
L’Invité: Ca alors, elle ne connaît pas Daisy!
Monsieur: Vous n’avez pas remarqué comme les gens criaient, et qu’ils couraient dans tous les sens ?
La Prostituée: Bah, des gens qui crient, y en a tout le temps, et des gens qui courent, encore plus. Alors un peu plus, un peu moins, moi, j’fais pas attention à tout ça. J’m’occupe de mon boulot, j’essaie de le faire le mieux que je peux, consciencieusement, avec application. Et je suis sérieuse dans mon travail, je suis presque jamais malade. Pas comme à la poste ou dans les ministères. Maintenant que tu le dis, les hommes avaient plutôt tendance à passer leur chemin, ce soir… Mais puisque tu es là, et que ta porte était enfin ouverte, ça n’a pas grande importance. Avec toi, mon gros poussin, j’perdrai pas au change. Si tu tiens ta promesse, bien sûr!
Monsieur: Bien sûr, bien sûr…
La Prostituée: Donc, si j’comprends bien, y a une Daisy qui va te faire peur, une méchante Daisy avec des grandes dents et tout et tout. Alors tu vas pleurer, et moi, je vais te consoler, c’est ça? C’est pas con, comme technique, c’est nouveau, j’connaissais pas, mais c’est pas con. Bon, en attendant qu’elle se pointe, ta monstrueuse, on pourrait peut-être répéter la fin de l’histoire? Viens mon gamin, la p’tite demoiselle elle s’en va coincer son poussin entre ses bonnes doudounes, et il aura bien chaud, le zoizeau, et il aura plus peur de la méchante Daisy. Hein non qu’il aura plus peur, le gros poussin?
Monsieur (avec un mouvement de recul): Daisy n’est pas méchante. C’est le monde qui est méchant. Daisy détruit ce qui est mauvais, c’est tout. Tout est mauvais, et Daisy le supprime. Je suis son disciple, son fils, et j’ai supprimé moi aussi le monde. Je l’ai tué, car il était mauvais. Mais Daisy tue tellement mieux que moi… je ne suis que son disciple.
L’Invité: Pourtant, vous avez voulu jouir enfin. Comment 1’espérer, puisque tout est mauvais?
Monsieur: J’ai voulu obéir aux poètes. Mais les poètes se trompaient. Je vous ai menti: Mozart, ce tango, ces extraits de soleil ou de mirages, et tout à moi tout seul, rien de tout cela ne m’a comblé.
La Prostituée: T’en fais pas mon chou, la p’tite demoiselle, elle va te faire voir du pays… M’étonne pas qu’t’aies pas senti grand-chose avec Mozart et tout le toutim. Mais avec la p’tite demoiselle, je te 1’jure, tu vas t’envoler tout là-haut… Que j’t’attrape le manche à balai, mon gros poussin, on va décoller tous les deux…
Monsieur: Ne me touchez pas! Rien de tout cela ne m’a comblé, et je sais bien que vous non plus. Juste ce frisson chaud, pourtant, quand l’homme tombe. Daisy est heureuse, je suis son disciple, je suis digne d’elle. A chaque fois, c’était la même chose: l’homme, la femme s’assoient à ma table, mais Daisy n’arrive pas! Vous comprenez, tant que Daisy n’arrive pas, je ne peux pas écouter les poètes. Toute cette foule imbécile… alors je mets le menu de côté, je suis déçu, et parfois je tue l’homme ou la femme. Et tout de même ce frisson chaud, quand ils tombent…
La Prostituée (à l’Invité, sur un ton légèrement ironique): Dites donc, votre copain, là, vous êtes sûr qu’il a tous ses pions? J’dis ça, j’dis rien, mais faudrait peut-être veiller à baisser le gaz, vu qu’y commence sérieusement à bouillonner du couvercle…
Monsieur: Ce vendeur de soleil, je n’aurais peut-être pas dû m’en charger moi-même. Daisy est tellement plus compétente… Mais elle ne m’en voudra pas: il m’était sympathique, que voulez-vous… alors je l’ai tué. Bravo! Quant à vous deux, je ne sais pas trop… J’hésite un peu: j’envoie votre âme bien loin de votre corps tout de suite, ou je laisse Daisy s’exprimer?
L’Invité: On se calme… Il n’y avait pas encore un petit dessert avant la Grande Sieste? Non? Plus le temps, peut-être? Alors on boit un dernier verre ensemble, ça fait du bien, c’est convivial… Tenez! Buvez un coup, ça ira mieux après! (Il lui tend un verre d’eau, dans lequel, à son insu, il vient de verser le contenu d’une ampoule.)
Monsieur: Si vous y tenez… (il boit.) Il y a un drôle de goût… vous êtes sûr que vous n’avez pas voulu me jouer un sale tour?
L’Invité: Mais non, mais non…
La Prostituée: Qu’est-ce qu’il va s’imaginer?
Monsieur: Vous avez mis un poison dans mon verre, je le sais. C’est inutile, la déesse arrive… Le poison, vous avez bien fait, c’est moins pénible que la déesse. Vous devriez en prendre également, allez-y, buvez, buvez je vous dis! (Il se précipite sur L’Invité et le force à boire, ils se serrent étroitement.)
La Prostituée: Sont-y pas mignons comme ça, tous les deux? On va se danser… (elle observe le disque) … un petit tango? (Elle met le disque)
Monsieur: C’est bien quand même, le tango… (Ils faiblissent de plus en plus durant la réplique qui suit. ) Puisque vous êtes si fort, là, vous allez m’apprendre… Ah, vous riez moins, à présent. Facile de rire, de loin; mais quand on veut s’y mettre, ce n’est plus pareil… Il n’y a plus de poison… La p’tite demoiselle aurait bien fait d’en prendre, sinon Daisy… Ca ne fait rien, vous m’êtes sympathique, bravo, bravo, et une chaleur, un frisson… (Il tire sur la Prostituée, qui ne bronche pas.) Comment? Vous êtes aussi une déesse? Ou alors non… vous êtes Daisy… oui, c’est cela, c’est vous Daisy, oh, ma Daisy, j’aurais dû comprendre… vous lui ressemblez, c’est vrai… mais il y a si longtemps… (Entrée du Vendeur de Souvenirs. Il va progressivement démonter le décor, qui se transformera en salle d’hôpital psychiatrique.) Et vous… je vous avais tué… vous êtes aussi un dieu… le dieu qui aime Daisy! Bien sûr, bien sûr, quand on vend du soleil, on ne peut être qu’un dieu…
L’Invité: Dites, Monsieur, je voudrais vous dire… merci, pour tout… (Ils s’écroulent, la musique continue.)
La Prostituée: C’est-y pas beau, tout ça? Sont-y pas touchants, mes deux oiseaux? Mon gros poussin… et mon petit poulet? Les v’là tout embrassés, tout enlacés, tout endormis… Comme des amoureux du premier matin… Regarde, p’tit vendeur de soleil, t’as vu comme ils ont l’air heureux? (à Monsieur) Grand fou va, t’as vraiment cru qu’elle allait venir, Daisy oh ta Daisy, qu’elle s’en viendrait pointer le bout de son joli p’tit nez, juste le temps de réduire en miettes notre pauvre planète puante, puis, dans un grand éclair blanc, d’emmener loin d’ici son dévoué disciple. « Bravo». Et bien tu t’es fait rouler dans la panade… Un peu de sable, quelques barbelés, un gueulophone haut-perché, et Monsieur s’est retrouvé chez lui, ou c’est tout comme. Faut pas tant que ça, somme toute, pour déguiser en home-sweet-home l’annexe informe d’une prison pour mabouls… Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même: t’en as dit trop, et trop peu; t’avais qu’à pas leur confier tes projets, à tous ces poulets, ton menu « pour le cas où», ta Daisy… résultat, ils ont fini par t’envoyer ce futé bonhomme, leur botte secrète, en somme, pour tâcher d’en apprendre un peu plus sur ta drôle d’existence de toqué qui tue. ToKé-Ki-Tu, To-Ké-Ki-Tu, c’est marrant, on dirait du japonais. Avoue qu’tu ne l’avais pas senti venir, avec son air de pas grand-chose… C’est pas un poulet, ça, c’est un artiste. Les interrogatoires musclés, un gros soleil dans les yeux de 1’adversaire, c’est pas vraiment son truc. D’ailleurs avec toi ça marche pas bien, tous les autres s’y étaient cassé les dents. Mais ce poulet, tu vois, dans l’âme, c’est pas un poulet. C’est un comédien, un metteur en scène. Tout ce carnaval, cette illusion de ta maison, tout ça c’est lui. Et toi, pauv’ malade, tu n’y as vu qu’du feu. Tu t’es pas demandé une seconde qui était le Merlin qui t’avait transposé chez toi d’un coup de baguette magique. Puis l’Enchanteur s’est fait inviter dans son propre théâtre, et tu lui as sagement donné la réplique. Alors maintenant il sait des choses nouvelles. Pas forcément tant que ça, d’ailleurs. Mais quelle importance? Dans le fond, c’est pas ça qui le motive. En tout cas il a l’air satisfait, si tu le voyais, il sourit aux anges. Faut dire que nous deux, on s’est pas mal débrouillés non plus, hein, mon vendeur de mirages préféré… On a fait tout ce qu’il voulait, au doigt et à l’oeil, ce petit poulet de mes fesses! A l’oeil, parlons-en! Et maintenant, le voilà qui dort comme un chérubin! «Ne vous en faites pas, qu’y disait, ce ne sera qu’un léger somnifère». Je me d’mande s’il va se réveiller un jour, avec son léger somnifère! Il aurait bien fait de nous payer d’avance, cet animal! Nos gages, mossieur l’endormi, où sont nos gages?
(Au Vendeur de Souvenirs) Viens mon amour, on va danser, en attendant…
Veuillez avoir l’obligeance de signaler toute interprétation de cette pièce auprès du bureau régional de la SACEM (ou SABAM) le plus proche. Merci.